Silhouette... fantôme de l'histoire

Tour à tour espion, écrivain, ministre de Louis XV, haï des nantis, Étienne de Silhouette a été proprement effacé de l'histoire. Un livre le tire de l'oubli.

Étienne de Silhouette (1709-1767) a cherché à tailler dans les dépenses somptuaires de la Cour. Les puissants le lui ont fait payer.
 

Étienne de Silhouette (1709-1767) a cherché à tailler dans les dépenses somptuaires de la Cour. Les puissants le lui ont fait payer.

 

Vous ne le connaissez pas ? C'est normal. Étienne de Silhouette (1709-1767) fait partie des oubliés de l'histoire, rares sont les auteurs à s'être penchés sur sa vie. S'il figure dans les pages du dictionnaire, c'est uniquement parce que son patronyme est devenu un nom commun. De lui ne subsiste aujourd'hui que ce terme désignant d'abord un portrait de profil, découpé dans du papier puis, plus généralement, la physionomie d'un individu.

Silhouette est un fantôme. Cet homme, tour à tour grand voyageur, agent secret, écrivain puis ministre de Louis XV, a pourtant eu une existence riche. Séduit par son destin, ô combien romanesque, Thierry Maugenest, auteur de sagas et d'essais historiques – parmi lesquels La Poudre des rois chez Liana Levi et Les Rillettes de Proust aux éditions Hugo & Cie – répare cette injustice en lui consacrant une biographie (1). En fin connaisseur du XVIIIe siècle (il a signé la série policière Les Enquêtes de Goldoni), Thierry Maugenest s'emploie à rendre un hommage appuyé à cet homme que « ses ennemis avaient voulu tout bonnement chassé des mémoires ».

Un destin romanesque

La vie mouvementée de Silhouette méritait bien un livre. Né le 25 juillet 1709, dans une famille aisée, ce fils de receveur général des impôts de la ville de Limoges suit une scolarité brillante chez les jésuites du collège Sainte-Marie. Lecteur assidu de Confucius, il publie à vingt ans un ouvrage polémique : Idée générale du gouvernement et de la morale des Chinois. Il y approfondit une idée du philosophe de Zou (province actuelle du Shandong dans l'est de la Chine) : « Le moyen le plus sûr de s'attirer l'amour des peuples est de diminuer les impôts et le nombre de ceux qui vivent aux dépens du public », a écrit Confucius.

Dans la foulée, le jeune aristocrate sillonne la France, mais aussi l'Italie, où il rencontre le pape Benoît XIII et le grand-duc de Médicis, et l'Espagne dont est lointainement originaire sa famille. En 1609, l'un de ses aïeux a franchi les Pyrénées faisant franciser son nom de Zuloeta en Silhouette. Il passe plusieurs semaines en Catalogne en ébullition (déjà !) où le peuple se révolte contre l'impôt levé par la couronne castillane. Ce séjour le convaincra qu'une réforme fiscale d'importance est nécessaire en France pour éviter que le pays ne verse dans la guerre civile. Son « Grand Tour » aura duré un an.

Diplomate puis espion à Londres

À son retour, il se met au service du secrétariat d'État aux Affaires étrangères. Le marquis de Grosbois, Germain-Louis Chauvelin, ministre en charge des Relations extérieures du royaume, l'envoie à Londres où Silhouette apprend le métier de diplomate en rédigeant des rapports économiques puis militaires. Il y devient agent de renseignements, décrivant l'état de l'armée britannique : ses systèmes de défense (fortins et bastions), ses effectifs en hommes et en canons. « Il parvient (même) à se glisser à l'intérieur des chantiers navals où il évalue le nombre de frégates de guerre en construction », écrit Thierry Maugenest. C'est au cours de ce séjour que Silhouette découvre l'œuvre du poète et essayiste Alexander Pope qu'il fera, plus tard, publier à Paris après l'avoir traduite.

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Essai sur l'homme (1737), traduit et préfacé par Étienne de Silhouette.



Nommé à la tête de l'ambassade de France au Royaume-Uni, avec grade d'officier traitant (on dirait aujourd'hui « chargé d'affaires »), il quitte son poste à la veille de la guerre de Succession d'Autriche où l'Angleterre rejoint les ennemis de l'Hexagone. Silhouette laisse la Grande-Bretagne derrière lui en 1741. Il va passer les années suivantes à promouvoir l'œuvre de Pope. La philosophie de l'auteur anglais l'a séduit. Comme Pope, Silhouette milite ardemment pour une approche scientifique de la nature humaine. Il réfute le dogme catholique du péché originel qui place l'existence sous le signe de la souffrance : une douleur méritée par les mauvais penchants « naturels » de l'humanité. Il se rebelle contre l'idée de prédestination. Si Diderot, Voltaire ou encore Montesquieu se rangent à ses côtés, la polémique, suscitée par ses écrits (notamment L 'Essai sur l'Homme), au sein de l'Église, vaudra à Silhouette un nombre conséquent d'inimitiés. Fin connaisseur de Machiavel, l'homme ne s'en inquiète pas outre mesure. Il sait que « nul ne s'élève jamais sans se faire d'ennemis », comme l'a écrit l'auteur du Prince.

C'est dans la suppression des dépenses inutiles, dans l'économie des dépenses nécessaires et dans l'amélioration des diverses branches du revenu public, que l'on doit chercher les premières ressources pour subvenir aux besoins de l'État

Le parfum de scandale qui entoure le débat théologique portant sur la notion de fatalisme – et où Silhouette assume crânement l'idée que l'homme n'est pas condamné dès la naissance – permet à l'ancien espion de passer de l'ombre à la lumière. La notoriété nouvelle d'Étienne de Silhouette lui ouvre les portes des salons les plus en vus de la capitale et de s'attirer le soutien de personnalités influentes à Versailles. L'appui de Madame de Pompadour va lui permettre d'être nommé commissaire général auprès de la Compagnie des Indes, puis chancelier de la maison d'Orléans avant d'accéder au poste de contrôleur général des finances royales en 1759. Un rôle de premier plan puisque ce ministère englobe les départements économiques (agriculture, négoce, industrie) et financiers (impôt, emprunt, trésor).

Marié avec Anne Astruc, fille d'un médecin du roi, mais sans enfant, Étienne de Silhouette se consacre corps et âme à sa nouvelle charge. Bourreau de travail (on dit qu'il est à son bureau dès 5 heures du matin), il s'emploie à mettre en application les principes qu'il défendait à ses vingt ans et publie un Mémoire où il expose le traitement de cheval qu'il entend infliger aux finances publiques.

Désireux de « soulager un peuple qui ne ressentirait jamais le poids des impôts et le malheur des temps, s'il ne tenait qu'à son souverain de les garantir », Silhouette décrit « l'objet de ses devoirs »: « c'est dans la suppression des dépenses inutiles, dans l'économie des dépenses nécessaires et dans l'amélioration des diverses branches du revenu public, que l'on doit chercher les premières ressources pour subvenir aux besoins de l'État ».

La carte du peuple contre celle des nantis

Si les finances du royaume sont en piètre état, c'est largement à cause de la guerre de Sept Ans (1756-1763), premier conflit mondial opposant la France, l'Espagne, l'Autriche et la Russie au Royaume-Uni et à la Prusse. L'audit des comptes a révélé qu'avec 300 millions de livres de recettes et 400 millions de dépenses, le royaume vit au-dessus de ses moyens. Il court à la faillite. L'alternative est simple : la paix ou la banqueroute.

Louis XV n'étant pas disposé à déposer les armes, le grand argentier du pays va devoir sabrer les dépenses. Il commence par couper les vivres aux courtisans les plus privilégiés de la Cour, arrêtant le versement des pensions indues, remettant en cause les exemptions fiscales injustes dont bénéficie une partie de la noblesse de cour « oisive et entretenue ». Le pari de Silhouette est osé : il entend jouer la carte du peuple contre celle des nantis. Et, pour ce faire, tenir au courant l'opinion de ses réformes. Ce qu'il fait, via de courts ouvrages anonymes où des écrivains qui le soutiennent tournent en ridicule les puissants qui se lamentent de voir fondre leurs revenus. Erreur fatale.

Sans descendance ni postérité

Blessés dans leur amour propre, les aristocrates ainsi moqués pardonnent moins le sarcasme que la diminution de leur rente. Loué par la rue, mais vilipendé par les courtisans, Silhouette va vite être torpillé par l'entourage du roi. Investi à la Chambre des comptes, le 7 mars, le ministre sent le vent tourner dès le mois de septembre. Les nouveaux imposables se refusant à acquitter les taxes mises en place par Silhouette, l'État rencontre, en effet, de graves problèmes de trésorerie.

Les revers militaires rencontrés par l'état-major qui rêve, un moment, de contre-attaquer en... envahissant l'Angleterre, n'arrangent pas les affaires du royaume. En octobre, face à la crise que constituent le déficit de numéraire et le fait que les impôts tardent à rentrer, Louis XV fait porter sa vaisselle d'argent à l'hôtel de la Monnaie et invite ses sujets à en faire autant. L'aristocratie se défausse. « J'aimerais mieux vous vendre Tournay (son domaine, NDLR) que vendre ma vaisselle d'argent », déclare ainsi Charles de Brosses, comte de Tournay. Le projet de réforme « humaniste » de Silhouette qui visait à « combattre le faste et l'opulence » tourne court.

Le front uni de la finance et de l'Église

La haute finance, la noblesse et les dévots poussent Silhouette vers la sortie. Le 21 novembre 1759, un peu moins de neuf mois après sa nomination, le duc de Choiseul vient recueillir sa lettre de démission. Étienne de Silhouette se retire au château de Bry (Val-de-Marne). Il y mourra le 20 janvier 1767 à l'âge de 57 ans. Sans descendance, il lègue sa fortune aux indigents de son fief.

La haine de ses ennemis le poursuivra cependant par delà sa mort. À la calomnie succède une machiavélique vengeance : l'effacement progressif de la mémoire. « Avec un sens inné de la communication de masse, les grands financiers et la noblesse n'ont de cesse de faire oublier le nom propre de Silhouette au profit d'un nom commun qu'ils répandent dans les libelles, les saillies, les pamphlets, les chansons et qui désigne désormais des objets ou des actes sans réelle valeur, avant de se figer autour de ce qui est esquissé », écrit Thierry Maugenest. Insidieusement, l'homme meurt une deuxième fois. Dans ces conditions, on comprendra qu'en lui consacrant cette biographie, l'écrivain fasse davantage qu'œuvre d'historien. Il signe là un acte de résistance politique.